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Frontières et territoires

Ill : vue du triangle de délimitation des eaux à la hauteur de la frontière du Pont Saint-Louis à Menton (carte postale)

Citer cet article: CASTELLANA Robert 2005. « La frontière comme représentation du territoire dans l’histoire des alpes du sud ». In Lois raciales et xénophobie : la frontière des Alpes Maritimes pendant la guerre. Actes des Rencontres de Cannes des 26-27 septembre 2003. Editions CRP. Reproduit et achevé d’imprimer en France par Normacolor (Vallauris) en avril 2005. Dépôt légal avril 2005. ISBN 2-9523661-0-1. Lien

Sommaire
La frontière des Alpes.
L’Etat de Savoie.
La délimitation de la frontière des Alpes.
L’impact identitaire des frontières.
Bibliographie

LA FRONTIÈRE COMME REPRÉSENTATION DU TERRITOIRE DANS L’HISTOIRE DES ALPES DU SUD

La Côte d’Azur a joué un rôle important dans l’histoire de la seconde guerre mondiale. Il s’inscrit dans le cadre du contentieux territorial qui suivit l’annexion de la région niçoise à la France en 1860. Ce différend frontalier allait en effet entraîner l’invasion de la Côte d’Azur par l’Italie. On s’attachera ici au contenu identitaire des arguments avancés par les belligérants. Ils trouvent leur origine dans les polémiques qui suivirent l’inscription de la nouvelle frontière dans l’espace vécu, sous la forme d’une ligne de démarcation militarisée. Occupant désormais une place centrale dans nos représentations du monde, cette notion de frontière linéaire est aussi devenue l’un des fondements du discours xénophobe contemporain. Les travaux critiques menés par les géographes au cours du XXème siècle, ont montré que la réduction des frontières à des limites linéaires ne correspond en fait à aucune réalité physique . Cette notion de frontière est une invention récente. Elle relève des représentations du territoire et a grandement contribué, de ce point de vue, à la construction des identités nationales. L’instrumentalisation des références territoriales connaît une étonnante permanence. De nos jours, l’identité nationale demeure généralement liée à un territoire bien délimité. Les frontières modernes s’apparentent aussi, par bien des aspects, à une autre clôture, celle des camps d’internement, dont l’histoire remonte d’ailleurs à la même époque. Les métamorphoses récentes de la frontière des Alpes offrent une illustration exemplaire de l’origine de ce processus et de ses enjeux.

Carte postale de l’armée italienne des Alpes

La frontière des Alpes. Les Alpes méridionales constituent depuis plus de deux mille ans, une région frontalière. Les sources antiques fixent ainsi la limite entre les Gaules et l’Italie au fleuve Var, ce que semble confirmer la numérotation des bornes routières, laquelle change effectivement à la hauteur de la traversée du Var. C’est pourtant sur les hauteurs voisines de La Turbie que les romains édifièrent un monument censé marquer la limite de l’Italie, le Trophée d’Auguste. Cette fixation d’un fleuve comme frontière semblerait donc désigner plus largement ce que l’on nomme aujourd’hui un bassin versant. Si les fleuves constituent souvent, à cette époque, une limite commode, ils représentent en réalité un milieu humain et naturel homogène, dont la partition ne peut qu’être factice. L’importance occupée par les bassins versants dans la division du territoire est d’ailleurs largement attestée pour l’ensemble de la région, comme le montre l’implantation systématique des cités antiques à l’embouchure des rivières[1]. A la fin du moyen-âge, la multiplicité des frontières continue de même de correspondre, dans ses grandes lignes, à l’extrême diversité de bassins versants caractéristique de la géographie des Alpes du Sud. Elle va toutefois s’inscrire désormais dans le contexte des trois grands espaces émergents de l’Italie, de la France et de l’Allemagne, sous la forme d’un état indépendant, l’Etat de Savoie, qui englobe alors l’ensemble du monde alpin de la Suisse à la Méditerranée.

L’Etat de Savoie. Vers la fin du XIVème siècle, l’expansion de l’état savoyard allait l’amener à fixer de manière plus précise ses frontières avec les pays voisins.[2] De nombreuses enclaves s’étaient en effet constituées, au cours des siècles précédents, lorsque les seigneurs qui possédaient des terres dans un état, devenaient vassaux du prince de l’état voisin. D’autre part les vastes forêts, qui constituaient alors de véritables « no mans land » et donc des limites territoriales pratiques, commençaient à disparaître avec les progrès du défrichement. Enfin, sous l’effet des guerres incessantes, une ligne de fortification était apparue, notamment le long de la frontière dauphinoise, remettant en cause les anciennes délimitations. C’est en règle générale le cours d’eau, fleuve, torrent ou rivière, qui fut choisi comme frontière, selon une tradition bien établie. Ce choix s’explique avant tout par une raison d’ordre pratique, la limite naturelle ne pouvant guère être déplacée, contrairement aux bornes. Nécessitant une inspection annuelle, ces dernières constituaient en effet une source permanente de conflits. En ce qui concerne les Alpes du Sud, la frontière provençale de la Savoie allait être établie sur le cours du Var et sur celui de son principal affluent, l’Estéron. Du côté de la République de Gènes, on choisit de même les bassins de la Roya et de la Nervia. Le tracé de ces limites recouvrait en fait une réalité extrêmement complexe, dont l’examen montre que les rivières étaient loin de constituer de véritables frontières naturelles. Reflétant la multiplicité et l’intrication des bassins versants, ce tracé correspondait avant tout à la situation d’enclavement qui prévalait alors. Ces enclaves comprenaient, du côté provençal, les régions d’Entraunes, de Puget-Théniers, de Gattières, de Guillaumes, de Cuebris, du Broc et du val d’Estéron. Du côté génois, elles se composaient du Comté de Tende et des Principautés d’Oneglia, de Seborga et de Monaco. Cette frontière était donc loin de ressembler à la ligne de démarcation actuelle. Il s’agissait, plutôt que d’une limite linéaire, d’une vaste région regroupant l’ensemble des vallées alpines, des rivages méditerranéens à la Suisse. Son unité consistait dans son économie pastorale. Tout au long des sentiers qui parcouraient les pâturages, les troupeaux venaient en effet passer l’été dans la montagne, en provenance des plaines voisines de la Provence et du Piémont. Il s’agissait donc avant tout d’un lieu de circulation et de contact. Ces régions se virent d’ailleurs attribuer très tôt un statut généralisé de zones franches, dont la principale activité reposait sur le commerce de l’huile et du sel ainsi que (déjà) sur l’existence d’une active contrebande

La délimitation de la frontière des Alpes. La transformation de la frontière des Alpes en limite linéaire trouve ses origines dans les conflits permanents opposant les communautés à propos de la délimitation des zones de forêts et de pâturages. C’est dans le souci d’y mettre fin qu’apparurent ainsi, à la fin, du moyen-âge, les premières tentatives de cartographie[3]. Elles donnèrent lieu, au milieu du XVIII° siècle, à une entreprise pionnière de délimitation, avec la «rectification» de la frontière provençale de la Savoie. Le tracé de la nouvelle frontière visait explicitement à supprimer les situations d’enclavement. A la différence du Dauphiné voisin, où l’on avait procédé par triangulation, elle mit en œuvre des opérations de délimitation linéaire. On s’appuya pour cela sur des relevés qui donnèrent lieu à une riche cartographie, constituant une innovation majeure dans l’art de tracer frontière. La rectification introduisit par ailleurs une autre innovation, destinée à connaître de grands développements, en fixant le tracé de la ligne de démarcation non plus seulement sur le cours des rivières mais aussi sur les lignes de crête[4]. La Révolution française allait bouleverser durablement la donne, en unifiant l’ensemble de la région. Ce n’est qu’en 1860, après un retour temporaire aux anciennes divisions, que la frontière prit sa configuration actuelle, lors de la constitution de l’Etat italien. Son tracé ne fit alors que consacrer les innovations évoquées, avec le choix de la ligne des crêtes comme limite et la mise en œuvre d’une délimitation rigoureuse et systématique. Il s’accompagna aussi de son inscription dans le territoire, sous la forme d’une entreprise généralisée de militarisation. Cette transformation d’une limite traditionnelle en ligne de démarcation ouvrait la voie aux conceptions modernes des frontières qui se sont imposées depuis.

L’impact identitaire des frontières. La représentation d’un territoire clos par des limites matérielles participe d’un mouvement plus vaste. Il s’inscrit en effet dans l’emploi de références d’ordre familial dans la construction des identités nationales. Inaugurés avec les conflits de limites entre communautés villageoises, ces procédés se retrouveront plus largement dans les allégories de la Mère-Patrie ou les invocations à la communauté de langues. Il faut aussi relativiser le caractère arbitraire de la délimitation, comme le montre en ce qui concerne les Alpes son inscription globale dans le cadre des anciennes frontières. Le souci de trancher dans le fouillis de ces divisions a certainement contribué à l’émergence d’identités nationales transcendant les rivalités et les particularismes. Mais à quel prix ? Sans vouloir épuiser une question qui mériterait de vastes développements, on peut pour le moins relever le caractère réducteur de ces procédés et s’interroger sur l’impact qu’ils ont pu exercer sur l’émergence du discours xénophobe dominant. La définition des identités repose en effet sur de nombreux critères, dont la complexité permet d’exprimer la pluralité des appartenances, ce que n’autorise pas leur territorialisation. De ce point de vue, la réduction des références joue assurément un rôle négatif, en limitant les possibilités de contacts et d’échanges entre les cultures. La clôture du territoire qui la sous-tend, rejoint par ailleurs les thématiques illustrées par les lois raciales qui voient le jour en Italie à cette époque, comme la menace de l’invasion ou l’instauration de quotas, voire l’idée de pureté de la race. On peut s’interroger à ce propos, sur l’impact entretenu par ces représentations avec les origines et la permanence du discours xénophobe, et surtout, c’est là tout le paradoxe, sur les rapports que cette vision du monde entretient avec la disparition officielle de ces mêmes frontières. Le profond divorce qui existe aujourd’hui entre la réalité et les représentations, ainsi que la perte des repères territoriaux comme des espaces de contact, soulève en effet bien des interrogations. Elles ne sont pas sans faire penser à l’histoire que raconte le romancier Borgès, à propos d’une ancienne civilisation qui avait entrepris de réaliser une «carte à l’échelle du territoire». Cette entreprise insensée allait en fait se révéler totalement inutile. Ses reliques continuèrent cependant, poursuit le romancier, de hanter le paysage. Et si la fiction romanesque inventée par Borgès était en train de rejoindre la réalité ?

Bibliographie
ANDREIS D, Le traité franco-sarde de 1760. Origines et conséquences, Paris, Hachette, 1973.
ANDREIS D, «Le traité de Turin de 1760», Nice Historique, 1973, pp. 61-73.
ANDREIS D, PALLIERE J, «Les cartes de 1760-1764 et la frontière franco-sarde», Actes du 110ème Congrès National des Sociétés savantes, Montpellier, 1985
BOTTIN M, «Les franchises douanières du pays niçois», Recherches régionales, n°1, 1976, pp. 1-23.
BOTTIN M, «Un commerce parallèle : la contrebande niçoise du XVIIème au XIXème siècle», Annales d’Histoire et d’Ethnologie juridiques, 1976, pp. 3-36.
BOTTIN M, «Pressions douanières et affermissement frontalier : les limites de la Provence et du Comté de Nice du XVI° au XIX° siècle», Hommages à Gérard Boulvert, Nice, Faculté de Droit, 1987, pp 85-107.
BOTTIN M, «La militarisation de la frontière des Alpes Maritimes (1878 -1889)», Les Alpes Maritimes, 1860 -1914, intégration et particularisme, Nice, Serre, 1988.
LAMBOGLIA N, Les unités historiques et administratives de la Ligu-rie Occidentale, Bordighera, Istituto Internazionale di Studi Liguri, 1943.
PALLIERE J, «La carte générale du duché de Savoie (1737)», C.S.S.S., 1980, pp.253-262.
PALLIERE J, «Le traité du 24 mars 1760 et les nouvelles frontières de Savoie», L’histoire en Savoie : Frontières de Savoie, n° spécial, sept. 1984, pp.50-67.
ROYOT D, «Destin d’une hypo-thèse : frontière, évolution sociale et territoire américain selon Frédérick Jackson Turner», in Le territoire, études sur l’espace humain, littérature, histoire, civilisation, Cahiers CRLM- CIRAOI, n° 3, 1986, pp. 137-149.
VINZONI M P, Il dominio della Serenissima Republica di Genova in terra ferma, Genova, SAGEP, 1955.


[1] Voir à ce propos les travaux de l’historien italien Nino Lamboglia, qui fut aussi l’un des principaux protagonistes de la polémique territoriale (LAMBOGLIA 1943).

[2] Avec son extension vers la Méditerranée lors de la dédition du Comté de Nice, la Maison de Savoie passe du statut de Principauté à celui d’état souverain. La délimitation de ses frontières s’inscrit dans le cadre de la division ecclésiastique des Diocèses, qui s’était superposée à la division administrative en Provinces, après l’adoption du christianisme par l’Empire Romain. Les Alpes, et notamment les Alpes méridionales, formaient alors la frontière des Diocèses des Gaules. Cette superposition des limites politiques et religieuses n’explique qu’en partie l’étonnante permanence de cette frontière.

[3] On se reportera à ce sujet à VINZONI M P 1955 et aux cartographies génoises de l’époque.

[4] Cf. à ce propos PAILLERE 1984 et ANDREIS 1973 et 1985.