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La Route du Sel

L’impact sociologique du commerce du sel dans les Alpes du Sud

Abstract. Le contrôle du circuit économique du sel a connu, à la fin du Moyen-Age, une importance que l’on peut qualifier de géopolitique. Elle apparaît plus particulièrement dans les efforts des états riverains des Alpes pour diversifier leurs approvisionnements et leurs marchés. Le sel fut ainsi un enjeu essentiel dans la rivalité qui opposait alors les deux grandes puissances maritimes méditerranéennes de ces régions, Gênes et Venise. La République de Gênes alimentait alors la Lombardie et les Alpes du Nord par les Apennins et le Piémont. Elle se fournissait en Provence et en Espagne, à Carthagène et surtout à Ibiza, surnommée « l’île du sel ». Enclavé entre les trois grands états riverains des Alpes méridionales, le Piémont, la Provence et la République génoise, le pays niçois profita de ces rivalités, grâce à sa position privilégiée aux confins des Alpes et de la Méditerranée. Avec l’acquisition de Nice et de son port naturel de Villefranche, l’Etat de Piémont-Savoie deviendra ainsi l’un des acteurs majeurs de la route du sel dans les Alpes du Sud. L’histoire de Nice serait-elle celle d’une civilisation du sel, en référence au rôle tenu par le sel dans l’histoire des contacts commerciaux entre les civilisations ? Le commerce du sel a en effet occupé une place éminente dans l’économie niçoise. Le sel représentait un tiers des importations qui transitaient par le port franc de Nice, devant les poissons séchés, morue ou stockfish, dont la part s’élevait à 24% et du blé avec 20%. Du côté des exportations, largement dominées par les huiles, les principales productions locales sont des marchandises qui font appel à l’emploi du sel, olives, fromages, poissons et charcuteries. Le commerce niçois du sel se faisait à destination du Piémont italien. L’une des raisons est d’ordre géographique, due à la proximité de la mer et de la montagne alpine dans ces régions facilitant les communications et la présence de salins sur le littoral. Une seconde explication relève des conditions de l’adhésion du pays niçois à l’Etat de Savoie, en échange de privilèges douaniers et de franchises commerciales notamment en ce qui concerne le transit du sel. Ce produit était en effet l’objet d’un impôt nommé gabelle en France. Le pays niçois était par ailleurs, comme l’ensemble des Alpes du sud, une société d’autoconsommation autarcique. Nous nous interrogerons plus particulièrement ici sur les principaux itinéraires du commerce du sel dans les Alpes méridionales.

Sommaire
Histoire du sel et des civilisations
La route des Alpes et la fonction de transit du pays niçois
Reconstitution de l’ancienne route du sel dans les Alpes méditerranéennes
Références bibliographiques

Citer cet article: L’impact sociologique du commerce du sel dans les Alpes du Sud par Robert Castellana (2024). Compte-rendu de la reconstitution historique de 1999. Ed CRP. Lire en ligne

HISTOIRE DU SEL ET DES CIVILISATIONS

Marais salants et saliculture
Aujourd’hui désacralisé et banalisé, le sel occupa autrefois une place fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines, de la préhistoire à nos jours. Sa dimension culturelle était aussi importante que son rôle économique. Le sel a été l’un des facteurs les plus dynamiques des contacts culturels par la précocité et l’ampleur de son commerce. L’extraction du sel était déjà connue au néolithique, mais c’est aux grandes civilisations de l’Antiquité que l’on doit la mise au point des techniques de la saliculture. Un grand nombre de pays disposent de ressources en sel sous la forme de gisements miniers, de marais salant ou de sources salées. Attesté dès l’époque romaine, c’est au Moyen-Age que le marais salant moderne voit le jour avec son infrastructure complexe qui permet à l’eau de mer de se saturer en chlorure de sodium lors de son parcours dans le réseau complexe de canaux, chenaux, étiers et bassins.

Anthropologie du sel
Homère évoque le souvenir mythique de l’origine de la route du sel, dans l’Odyssée, lorsqu’Ulysse interroge le devin Tirésias sur le voyage qu’il va entreprendre vers les Enfers. Il apprend alors qu’il lui faudra aller loin dans l’intérieur des terres, là où se trouvent des peuples qui ignorent l’existence de la mer, et qui ne salent pas leur nourriture. Le sel, et le salé, est en effet l’un des signes qui séparent la sauvagerie de la Culture estime Claude Lévi-Strauss, l’auteur du Cru et du Cuit, un ouvrage consacré au rôle éminemment culturel de la cuisine. L’utilisation du sel permit de ce point de vue un double progrès civilisateur. Indispensable au développement de l’élevage, en tant que complément nécessaire pour suppléer aux déficiences alimentaires entraînées par le passage à une économie fondée sur l’agriculture, le sel fut aussi l’agent conservateur idéal des aliments. Les conséquences en furent déterminantes pour des sociétés confrontées au problème permanent de la disette alimentaire.

Le sel des philosophes
Le sel est indispensable à la vie. Il est présent à tous les niveaux du vivant, du végétal à l’homme et à l’animal. Les alchimistes avaient placé le sel au cœur de leurs recherches sur les formes spirituelles que peut prendre la matière. Ils distinguaient ainsi le sel alembroth (le « sel de la sagesse »), produit de la « sublimation des chlorures de mercure et d’ammoniaque; le « sel fixe de la matière », principe de fixation (le sang ou « l’esprit minéral »); ou encore le « sel des philosophes », dit aussi « sel honoré », « de terre », « de mer » ou « de verre », des termes représentant différentes dénominations du mercure. Ces mêmes dénominations faisaient aussi appel à Jupiter pour l’étain et à Saturne pour le plomb. Quant au « sel universel », il désignait la substance solide et compacte, opposée à la volatilité de l’esprit. La chimie moderne confirmera ces intuitions avec la description précise des nombreuses variétés de « sels » qui entrent dans la composition des matières organiques ou minérales.

LA ROUTE DES ALPES ET LA FONCTION DE TRANSIT DU PAYS NIÇOIS

La place du sel dans l’économie des Alpes du sud
Dans les Alpes Méridionales, le sel était un produit vital pour une économie à dominante pastorale. Son histoire est liée à celle de l’Etat de Savoie, et plus encore à celle de la région niçoise où son commerce a été pendant des siècles une activité économique majeure. Il représentait ainsi plus de la moitié du transit commercial maritime de la région. Cette importance économique s’explique par la grande complémentarité que le commerce du sel entretenait entre la mer et la montagne. Les ressources en sel des salines provençales constituaient alors la condition indispensable au maintien des principales activités des Alpes du sud et du Piémont italien. Aux besoins traditionnels de la montagne en sel pour l’alimentation des troupeaux, elle associait les produits de la mer et du moyen-pays méditerranéen. Les chemins du sel était ainsi les mêmes que ceux des transhumances, menant chaque été les troupeaux de la Provence et de l’Italie vers les pâturages alpins. Les liens avec la Provence restèrent toujours intenses, grâce à la complémentarité qu’avait instaurée l’institution de la transhumance. Elle pourrait avoir été inventée par les bergers du grand centre pastoral de la Brigue qui la pratiquèrent très tôt (dès l’Antiquité et peut-être même bien avant) grâce à la proximité de la montagne et de la mer dans cette région. L’unification de cette région sous la juridiction des Comtes de Vintimille favorisa l’institution de la transhumance, en arbitrant dans les conflits entre agriculteurs et pasteurs à propos de l’utilisation des territoires. Des migrations pastorales hivernales s’y développèrent dès le XIV° siècle, vers le Piémont italien et la Provence où l’institution de la transhumance prendra son véritable essor. La diffusion du sel des grandes salines de la Provence consolidera l’économie pastorale. Les bergers provençaux venant de Camargue se rendront jusques dans l’Oisans avec leurs troupeaux pour y passer l’été. Il en ira de même dans les vallées littorales situées aux confins du monde génois, où là aussi le commerce du sel tenait une place économique privilégiée.

Commerce du sel et économie
L’économie niçoise reposait sur le commerce du sel. Par sa grande diffusion et ses multiples usages, le sel était en effet une véritable monnaie d’échange pour toutes les productions agricoles et artisanales de la montagne méridionale des Alpes. En dehors de l’alimentation des troupeaux, le sel est aussi employé pour la fromagerie, à des titres divers :

  • Le salage du lait caillé, qui permet de sélectionner les agents bactériens à l’origine de la fermentation et de la formation de la croûte du fromage.
  • Le salage à sec, qui consiste à enduire le fromage de différents sels
  • Le saumurage, consistant à tremper les fromages dans une solution d’eau salée
    Outre l’élevage ovin et la production fromagière, le sel entrait aussi dans la production des salaisons par salaison, saumurage ou saurrissage. Ces techniques combinent les effets de l’eau, du sel et du feu sur la conservation des aliments. A base d’olive, porc ou poisson, elles étaient l’une des grandes ressources économiques de toute la région. Il s’agissait notamment de la préparation des anchois, une denrée essentielle de la cuisine régionale, et des charcuteries. Le sel était aussi indispensable aux tanneries, l’un des débouchés essentiels des éleveurs. Le sel possède par ailleurs toutes les caractéristiques de la monnaie moderne, incorruptible et divisible. En France, le commerce du sel fut très tôt institué en monopole d’Etat. La Provence joua un grand rôle dans la naissance de cette institution, grâce aux importantes exploitations de sa façade méditerranéenne, principalement la région d’Arles, avec les salins d’Aigues-Mortes, Berre, Fos-sur-Mer, Giraud, Gruissan, et celle de Hyères, avec La Palme, Les Pesquiers, Sainte-Lucie, ou les Vieux-Salins. A la fin du Moyen-Age, le sel des salines provençales était distribué par les entrepôts royaux aux « gabelles » ou aux « banques du sel », qui effectuaient les ventes aux particuliers.

De la Côte d ’Azur au Piémont par les antiques chemins du sel
Les chemins du sel avaient pour origine les principaux ports de la Côte d’Azur française et italienne, qui donnaient accès la traversée des Alpes en direction du Piémont.
Au départ de la France. A Villefranche, l’ancien port franc savoyard et sa rade historique, le commerce du sel nécessitait au XVIII° siècle l’emploi permanent de 30 à 35 000 mulets. Ils transitaient par les vallées niçoises des Paillons et de la Vésubie, ainsi que par celles de la Bevera et de la Roya.
Au départ de l ’Italie. La République de Gênes se fournissait en Provence puis auprès des salines du Levant espagnol, Cartagène et surtout Ibiza, dénommée « l’île du sel ». À Gênes, où le commerce du sel était soumis au contrôle de l’Officium Salis, le sel était stocké dans les grands entrepôts du port. Les transactions avec le Duché de Milan se montaient au XV° siècle à plus 20 000 tonnes, entrant en concurrence avec le monopole du sel de Venise dans ces mêmes régions. Le commerce du sel alimentait la Lombardie et les Alpes du Nord par les Apennins et le Piémont. Le principal client des marchands génois était le Duché de Milan, avec en 1450 quelques 23 000 tonnes. Gênes entrera en concurrence directe avec Venise, qui avait fondé sa puissance sur le monopole du sel dans ces mêmes régions. Les principautés padanes joueront de cette concurrence gênoise pour s’affranchir de la tutelle vénitienne.

UNE RECONSTITUTION HISTORIQUE DE L’ANCIENNE ROUTE DU SEL DANS LES ALPES MÉDITERRANÉENNES

De Nice à Cuneo: une reconstitution historique de la Route du Sel a traversé les montagnes des Alpes, pour faire revivre les antiques chemins du sel. Consacrée aux antiques chemins du sel qui traversaient les Alpes méditerranéennes, cette manifestation itinérante, festive et richement documentée a parcouru en 1999 les montagnes de Nice à Cuneo. Un navire chargé de sel a tout d’abord débarqué dans le port franc de Villefranche. Sa cargaison a été transférée aux muletiers et charretiers qui allaient la transporter vers les plaines du Piémont italien. Une exposition itinérante a ensuite présenté de villages en villages l’importance tenue par le commerce du sel dans l’histoire des Alpes du Sud, accompagnée de concerts, de spectacles et de démonstrations des métiers traditionnels. Cette manifestation a été l’occasion de rencontres entre les acteurs du patrimoine en France et en Italie, avec le soutien de la Provincia di Cuneo. En alliant la rigueur de la reconstitution historique à la spontanéité de la fête, la Route du Sel a proposé une série de manifestations thématiques, visant à redécouvrir et mettre en valeur de façon vivante et évocatrice le patrimoine d’une ville, d’un village ou d’une région, sans tomber dans un passéisme désuet et folklorisant. La Route du Sel a ainsi permis la reconstitution de l’activité d’un port-franc et la découverte du riche patrimoine maritime provençal et ligure avec la mise en scène du déchargement d’une cargaison de sel, des métiers de la mer et de la pèche, des salaisons (anchois, stockfish, morue, etc.) Cette manifestation a connu son temps fort dans le cadre exceptionnel de la darse historique de Villefranche. En pays niçois, le commerce du sel faisait appel à toute la diversité des métiers traditionnels, que la Route du Sel a fait revivre avec la participation des associations qui œuvrent pour le maintien de ce patrimoine ethnographique : métiers du sel, salaisons (charcuterie, fromagerie, oléiculture), muletiers et charretiers (confection de bats et d ’attelages), tanneurs, ferronniers et maréchal ferrant. Grâce à quelques passionnés qui maintiennent en vie des traditions ancestrales, la Route du Sel a donné naissance à une fête haute en couleurs, avec promenades en charrettes et diligences, et initiations aux métiers et techniques traditionnels. Une manifestation riche en émotions qui associait français et italiens pour contribuer à l’ouverture des frontières. La caravane du sel, avec ses acteurs costumés, a redonné vie à l’épopée du sel avec des reconstitutions historiques pittoresques du temps de la gabelle, des marchés du sel et des personnages hauts en couleurs qui continuent de marquer l’imaginaire collectif. Autour de la caravane du sel, grâce la participation des éleveurs, des centres équestres et de randonnée et des haras, la Route du Sel s’est efforcée de contribuer à un effort de réhabilitation des races mulassières et asines et des sentiers muletiers. Les grandes foires aux bestiaux constituaient l’un des temps forts de la vie économique et culturelle du monde alpin. La Route du Sel en a fait revivre les émotions, permettant aux enfants de nos cités modernes de découvrir le monde des animaux domestiques, avec la participation des éleveurs français et italiens. Le commerce du sel était une source de prospérité et de bien être pour les communautés villageoises des pays niçois et piémontais. Cette (relative) aisance leur donna accès à une expression artistique et religieuse qui s’est conservée jusqu’à nos jours. La Route du Sel a redonné vie à ce patrimoine exceptionnel avec des concerts et spectacles alliant tradition et modernité, sur les chemins de l’art Baroque et Primitif des Alpes de Méditerranée. Célébration des cuisines au sel et de la gastronomie des terroirs, la Route du Sel a été une fête gourmande et la vitrine conviviale des traditions culinaires et festives d’une région qui associe les cuisines méditerranéennes et alpines. Avec ses manifestations gourmandes, elle voudrait mettre l’accent sur le riche potentiel d’une région où gastronomie rime avec écologie et préservation du patrimoine. Aujourd’hui la plupart des sentiers muletiers ont disparu (la Route du Sel cherche aussi à réhabiliter ce patrimoine). Des sentiers de grande randonnée les ont le plus souvent remplacés. Du littoral, il faut compter entre 4 et 7 jours de marche pour se rendre au Piémont. Ces itinéraires permettent la découverte d’une diversité de végétations et de paysages unique en Europe.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
En ce qui concerne l’histoire régionale de la route du sel, on pourra utilement consulter :
BERNARDINI Enzo, LEVATTI Ombretta, Lungo le strade del sale dal mare Ligure a Ginevra, Genova, Sagep, 1982, 207 p.,
BOTTIN Michel, « La sau dou Broc un épisode sanglant de la contrebande du sel à la frontière provençale », Nice Historique, Janv.-Mars 1988
CAIS DE PIERLAS, Gli statuti della gabella di Nizza sotto i conti di Provenza, Turin, s.e., 1893
IMBERT Louis, « La route de Nice en Piémont du XV° au XIX° siècles », Nice Historique, Nice, 1938, pp28-37.

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