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Feu sacré Feu profane

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Sommaire
INTRODUCTION
Identités professionnelles et corporatisme
Pratiques festives & rituels agraires
Identités professionnelles et patrimoine
1.ARTILLEURS & ARTIFICIERS
Le blé de la Sainte-Barbe
L’École d’Application d’Artillerie de Draguignan
Des usages festifs du bambou
Pignatta & danse des Tripettes
2.CORDIERS ET CHANVRIERS
Brandons & fileuses
La passion de saint blaise et la farandole du Chou
Carementran et la mort rituelle de l’homme de paille
3.CONFRERIES DE VIGNERONS
Danses et rituels de la souche
4.MARINS & PECHEURS
L’Arbre & la Barque
Navigations vers l’au-delà : le voyage de sainte Dévote
La barque solaire et les feux de la Saint-Pierre
5.MULETIERS ET CHARRETIERS
Les fleurs de saint Eloi

Citer cet article : Castellana Robert 1995. Les métiers du feu: célébrations festives et identités professionnelles. Extrait révisé et enrichi du catalogue de l’exposition du MATP de Draguignan. Feu sacré Feu profane. Lien

INTRODUCTION

Identités professionnelles et corporatisme. Conduites à partir d’études de cas et de terrain, nos recherches visent à comprendre l’importance des identités professionnelles dans la genèse et la transmission des sentiments d’appartenance à une collectivité. Elles s’attachent aussi à la question de leurs évolutions contemporaines face à l’apparition massive de nouveaux métiers et de nouvelles organisations du travail, ainsi qu’à la diversification et à la complexification des identités. Cet article concerne des métiers qui structuraient les sociétés traditionnelles dans le folklore et les traditions populaires de trois régions voisines mais fortement différenciées, Ligurie, Provence et Piémont. C’est le caractère patrimonial et transculturel de cette recherche. Une enquête de terrain en a nourri l’élaboration. Conduite pendant plusieurs années dans ces mêmes régions, elle donne à cette étude une dimension ethnologique, et participe d’une réflexion sur l’évolution contemporaine des pratiques festives.

Pratiques festives & rituels agraires. Nous avons choisi de privilégier ici les usages rituels et festifs des plantes, en référence aux travaux de J.G. Frazer consacrés aux rituels agraires. L’ethnologie nous apprend en effet que les plantes tiennent une grande place dans les rituels des sociétés traditionnelles. Il s’agit bien souvent de pratiques magiques destinées à se prémunir contre les aléas du climat ou les maladies et à s’assurer de l’abondance des récoltes. Il s’agit aussi de célébrations festives et conviviales, à l’époque des moissons ou des vendanges, visant à renforcer le lien social et à procéder à la redistribution des richesses. A mi-chemin de la religion et de la magie, ces pratiques festives sont aussi l’expression collective d’un authentique art de tradition populaire et le témoignage d’une antique conception du monde de l’expérience sensible et de ses rapports au monde de l’au-delà.

Identités professionnelles et patrimoine. Les fêtes traditionnelles se métamorphosent sous nos yeux. Elles deviennent à la fois un produit touristique ou un élément du “patrimoine”, un document humain pour érudits et historiens, ou l’enjeu de manifestations aux connotations « régionalistes ». Dans le cadre de ce « théâtre de la mémoire » où sont mis en scène les rapports de la modernité et de la tradition, la fête semble tenir un rôle central. Ainsi parallèlement à l’évolution des pratiques festives assiste-t-on à une réinterprétation identitaire et réductrice de leur signification. Nous nous sommes plutôt attachés à mettre en valeur leur universalisme, autour de leurs liens avec le monde rural et les cycles calendaires, ainsi qu’avec leur rôle de cohésion sociale.

1.ARTILLEURS & ARTIFICIERS

Le blé de la Sainte-Barbe (San Biagio Italie 1994). De l’Antiquité au moyen âge, l’usage du feu comme unique moyen d’éclairage et de chauffage entraîne une crainte généralisée des incendies. L’emploi de matériaux combustibles dans l’habitat, ou le stockage du foin dans les greniers des maisons constituaient en effet des dangers dont on ne pouvait guère se prémunir autrement que par le recours au sacré. Parmi les saints invoqués contre les méfaits dévastateurs du feu, sainte Barbe occupait alors une place prééminente. On plaçait sous son patronage les charpentes des églises et les dépôts d’explosifs qu’utilisaient artilleurs, artificiers, mineurs ou carriers. Des graines de blé (ou de lentilles), disposées dans une assiette ou sur des toiles enroulées autour d’une bouteille étaient mises à germer au jour de sa fête, Le blé de la Sainte-Barbe se conservait généralement desséché: on le transplantait souvent dans les champs ensemencés, on en jetait aussi dans le feu les jours d’orage. Il prenait place dans la crèche jusqu’à la Chandeleur, l’antique fête chrétienne du feu nouveau. Ce cycle du blé de la Sainte-Barbe était en fait une personnification de l’ensemble de la période de Noël. Il correspondait, en Provence du moins, au “temps des veillées” (Seignolle 1967: 218-219). Ce caractère calendaire de la Sainte-Barbe inaugurait-il, au travers de l’exorcisme d’un incendie cosmique, d’une période placée sous la menace d’une déflagration généralisée? C’est ce que laisse à penser le vaste ensemble de rituels, visant à la maîtrise du feu, qui continuent à marquer les fêtes du Nouvel An. D’un point de vue anthropologique, trois cycles différents ont retenu notre attention dans ces traditions festives. Le premier, celui de l’ours/homme sans feu est un cycle lunaire en étroite corrélation avec le cycle des âmes errantes. Le second, marqué par les veillées, correspondait à deux types d’activité: le tissage et le cycle des plantes textiles, origine de ces traditions carnavalesques qui ouvrent une importante période de bûchers festifs. Un cycle du « feu nouveau », la Chandeleur des traditions provençales venait enfin enrichir ces festivités par une célébration de la lumière et des vertus purificatrices du feu. L’exposé des traditions corporatives, dépositaires de cet antique héritage toujours vivant, nous donne pleinement accès à l’universalisme de cette “pensée mythique” dont le christianisme nous a transmis, au travers d’un riche ensemble de fêtes et de rituels, la substance et la poésie évocatrice.

La sainte patronne des mineurs, artilleurs et artificiers (Bannière processionnelle. Musée de Marsal. Moselle). La Sainte-Barbe, fixée au 4 décembre, est en fait célébrée en fonction des impératifs de service dans les jours qui précèdent ou qui suivent. L’École d’Application de l’Artillerie a décidé de marquer par cette solennité festive son transfert de Châlons-sur-Marne à Draguignan: « Il appartient aujourd’hui à Draguignan… de perpétuer les coutumes de l’Artillerie et, entre autres, de célébrer la Sainte-Barbe qui est la patronne de beaucoup de monde, mais surtout des artilleurs », déclaraient alors les organisateurs de cette manifestation. Un grand « charivari » est organisé à cette occasion par les élèves officiers, parcourant les rues dans des véhicules militaires décorés, et rythmant leur passage successifs par des klaxons, sirènes et fortes explosions de pétards. Le Général Commandant l’École accompagne une sainte Barbe vêtue de blanc. Escortée d’un détachement à cheval, elle prend la tête d’un cortège qui se rend jusqu’à l’Hôtel de Ville où est remise au maire, dans une atmosphère carnavalesque de mascarade accompagnée de la tête du dragon vaincu qui avait terrorisé au moyen-âge toute la région. Le cortège se rend ensuite à la sous-préfecture puis en fin de journée dans la cour d’honneur de l’école où l’on procède aux traditionnelles intronisations dans la Confrérie de Sainte-Barbe. Des manipulations fantaisistes d’une pièce d’artillerie, dans des uniformes peu réglementaires, où bas féminins et porte-jarretelles remplacent le traditionnel pantalon, et un discours de la « sainte », transmis par haut-parleur, s’adressant en termes moqueurs au Général Commandant l’École composent l’ordinaire de ces festivités. Une messe, célébrée en fin de journée par l’Aumônier aux Armées dans la chapelle du Musée des Canons et des Artilleurs met un terme solennel à ces manifestations.

La fête de San Benedetto Revelli de Taggia (Ligurie) et les usages festifs du bambou. A l’occasion de la San-Benedetto Revelli, qui se tient le 12 février, la petite ville ligure de Taggia, située aux environs de San Remo met en scène, dans l’esprit des bravades provençales, un épisode spectaculaire du légendaire mauresque. Il est consacré au bambou et à ses usages rituels et festifs. On allume alors dans chaque quartier de grands bûchers qui s’accompagnent d’une débauche de tirs de mortiers. Ces mortaletti, équivalents des mourtairet provençaux sont des cylindres de pierres creusés et remplis de poudre. Dans la tradition locale, les feux de la San-Benedetto commémorent ceux allumés par le saint patron de la ville, et qui étaient destinés à mettre en fuite une troupe de pirates sarrasins, en simulant un incendie gigantesque et une fusillade ininterrompue (Tirocco 1933: I, 152). Appelés carbunie (charbonnières) les bûchers de cette fête s’apparentent effectivement à la technique employée par les forestiers pour produire le charbon de bois (Giardelli 1991: 53). Mais ce souci d’une « maîtrise du feu » apparaît plus directement encore avec les spectaculaires « feux de bengale » nommés furgari, des tubes de bambous remplis d’une poudre, dont la confection est une spécialité locale. Ils sont le clou des festivités de la nuit. Leur emploi n’est pas sans danger car la taille des flammes atteint plusieurs mètres. Pour la circonstance, les participants (la jeunesse de la cité) revêtent treillis, gants et cagoules,une tenue qui les apparente à de modernes mercenaires. Au delà du folklore, les bambous des furgari relèvent du mythe prométhéen. Avec d’autres plantes à tiges creuses, ils servirent longtemps au transport du feu; une technique qui remonte à la préhistoire, et dont on usait encore récemment dans les îles grecques. Ils participent aussi des festivités du Carnaval, et des riches usages festifs et rituels des plantes qui les accompagnent.

Saint Marcel et les fêtes carnavalesques. « San Benedetto, fils de pauvres gens qui vivaient ici, et chargé de surveiller le foyer domestique (…) brisa l’unique marmite de la famille, précise la tradition populaire relative à la fête des artificiers de Taggia. Il s’enfuit et se cacha dans un bateau. Le capitaine le laissa sur l’île d’Albenga où se trouvait un petit ermitage de Bénédictins » (Martini 1884). On reconnaît là le rituel de la pignatta, un rituel typique du Carnaval, la fête du feu par excellence où s’inscrit pleinement la tradition des furgari. A côté des bûchers festifs aux caractères corporatifs qui marquent le Carnaval, les rituels de la Pignatta, la marmite familiale, représentent les aspects domestiques du feu. Ils venaient joyeusement mettre fin aux festivités carnavalesques. On disposait pour cela plusieurs marmites, les unes remplies d’eau, les autres de cendres et de friandises, accrochées aux poutres de la pièce. Une jeune fille aux yeux bandés, où un homme ayant acquis ce privilège après une vente aux enchères devaient les briser avec un bâton. La cérémonie clôturait ainsi, dans l’esprit d’une redistribution globale de l’abondance et de la disette, des festivités caractérisées par une débauche ritualisée de nourritures. Le temps du Carnaval s’inscrit dans une période marquée par diverses formes de feux ou de bûchers, dont ceux dédiés à saint Antoine et à son cochon et en Provence à saint Marcel et à son bœuf. Ils témoignent de la place centrale tenue par ces rituels culinaires qu’incarne aussi la Pignatta; et de celle tenue par les animaux, soit directement, soit sous la forme de travestissements dans ce qui apparaît bien souvent comme une véritable “cuisine du sacrifice”. Le Carnaval se déroule en effet en pleine période de l’abattage du cochon, un animal qui joua un rôle essentiel dans l’économie et la culture de la plupart des pays européens. La fête de la Saint-Marcel se tient toujours à Barjols, dans le Var, le 16 janvier de chaque année. Elle commence l’après-midi avec aubade et bravade. On conduit alors un bœuf “enrubanné” à travers les rues, jusqu’à l’église où il reçoit la bénédiction du prêtre, avant d’être mis à mort; prémisse d’une danse qui se déroule, fait rarissime, à l’intérieur même des lieux saints. Le lendemain, après la messe, se tient la procession du cadavre du bœuf promené dans un char fleuri, suivie de sa cuisson sur la place du village. Ses entrailles, les emblématiques tripettes sont réservées à la Compagnie de la jeunesse, organisatrice de ces festivités. Selon la légende locale, saint Marcel, évêque de Die, mourut lors d’un voyage à Rome. L’Abbaye de Saint-Maurice aurait conservé son corps que dérobèrent les gens du village de Barjols. C’était un 16 janvier, jour où l’on sacrifiait le bœuf selon une coutume remontant à l’époque où les habitants avaient été sauvés d’une famine grâce à cet animal. Dans la continuité de cette antique tradition, on accompagna les saintes reliques jusque dans l’église en chantant « Sant Maceu li tripeto »; et en dansant cette danse des Tripettes qui en perpétue depuis le souvenir (Garcin 1845: I, 163 et Bérenger-Féraud 1896: III, 410-420 in Seignolle: 238-239).

2.CORDIERS ET CHANVRIERS

Feux des Brandons & danses des fileuses. Le premier dimanche de Carême (…), on a préparé un vrai bûcher, auquel on mêlait jadis les résidus de tissage de chanvre, d’où le mot (…) de Feu des Chanvres (…) ou Feu des Brandons (…) Jadis tous les hameaux de la vallée de la Blanche, Barcelonette et les villages de la Valeia avaient de tels feux. Le pays gapian presque tout entier, Embrun et son pays en ont conservé une éclatante tradition » rapportait Provence (in Seignolle 1967: 172 & 176). Ce témoignage presque contemporain met clairement en relation les feux festifs avec le cycle des plantes textiles, en dévoilant les liens qui l’unissent aux bûchers carnavalesques. La Chandeleur du début février en était le cœur. Elle marquait en effet la fin de ces veillées qui commençaient à la Sainte-Barbe du début décembre. Le cycle du chanvre, filé lors des longues soirées de l’hiver dessine ainsi une véritable « Passion » des plantes textiles. On le faisait tout d’abord pourrir dans des fosses remplies d’eau, avant d’en détacher les fibres. Mis à mort sous le signe de la putréfaction hivernale, le chanvre ressuscitait patiemment autour du feu de la veillée. Son histoire s’achevait avec sa “purification” dans les bûchers carnavalesques qui en détruisaient les déchets inutilisables. Au cours de ces mêmes feux festifs, à Aix en Provence au siècle dernier comme en d’autres régions, la jeunesse organisait alors les danses des fileuses, Lei fieloua, farandoles menées par un maître de danse, le prieur ou le prévôt muni de son bâton enrubanné. L’Arleri, bouffon ou arlequin au costume couvert de grelots était entouré des carementrans, qui brandissaient leurs quenouilles transformées en lampions (Seignolle 1967: 174). Les navettes, des biscuits toujours vendus au matin de la fête marseillaise de la Chandeleur évoquent encore l’outil principal du tisserand, et celui des cordeliers de la Cannebière voisine. Les fêtes du début février étaient en effet une date importante dans le calendrier des corporations: « Tisseurs, croisez vous les bras, c’est aujourd’hui la Saint-Blaise », proclamait-on dans les confréries médiévales. L’interdit du filage s’étendait à l’ensemble de la période carnavalesque (Gaignebet 1986: I, 191).

La passion de saint Blaise (San Biagio Ligurie) et la farandole du chou. Ouvrant les festivités du Carnaval, la dévotion des tisserands s’exerçait envers leur saint patron, saint Blaise, fêté en même temps que le feu nouveau de la Chandeleur au début du mois de février. L’imposition sur le cou des cierges de la Chandeleur, un rituel censé protéger des maux de gorge, est le rituel le plus typique de ces fêtes autrefois très populaires. Il est encore pratiqué à Belvédère, en pays niçois. Deux “hallebardiers”, portant l’arme caractéristique des “Abbayes” de jeunesse offrent une colombe et un lapin au curé, pendant l’office où il procède à l’imposition des cierges sur le cou des fidèles. On danse ensuite la « farandole du chou ». Cette fête de l’aliment d’hiver par excellence est un rituel agraire qui prend place aussi pour la Sainte-Agathe, célébrée le lendemain. Après la messe deux farandoles se dirigent vers le village, précédées par les mêmes hallebardiers qui portent à présent un chou, et conduites par les derniers mariés de l’année. Rituels de fécondité, ces fêtes de Blaise et d’Agathe ressemblent à s’y méprendre à celles du Carnaval, avec leurs inversions des rôles et des sexes. Ainsi les hommes devaient-ils en ce jour faire la cuisine tandis que les femmes, installées dans le bar jouaient aux cartes et organisaient le bal qui clôturait les festivités. Ces mises en scène mi-religieuses, mi-carnavalesques du tissage et de ses attributs s’incarnent plus particulièrement dans la fête du saint patron des chanvriers, toujours pratiquée en Haute-Provence à Thoard (Duret 1981: 32). Présentée comme l’enterrement de Blaise, elle possède tous les caractères propres aux funérailles de Carnaval. Jouant le rôle du mort, un homme couvert d’une couverture y est processionné, accompagné d’une croix faite d’un piquet surmonté d’une cloche et d’un chapeau; une “Passion” burlesque, bénie par un “curé” de circonstance, qui use comme goupillon d’un pinceau trempé dans un seau d’eau. Après l’éloge funèbre du défunt, décrit à la manière de la royauté du Carnaval comme un bon vivant, Blaise « ressuscite » soudainement à la grande joie des participants.

Carementran et la mort rituelle de l’homme de paille (Rouen, Bibliothèque patrimoniale Jacques Villon). Les bûchers du Carnaval donnent lieu à la mise à mort d’une autre personnification végétale, le paillassoun. Incarnation du “carementran”, il s’agit d’un mannequin de paille, brûlé après un simulacre d’enterrement, dans une fosse ou dans le fumier, avec parfois un service funèbre à l’église; ou bien jeté à la rivière dans un cercueil; voire encore fusillé après une caricature de procès; une mise à mort suivie d’une éventuelle résurrection qui en souligne la dimension rituelle (Van Gennep 1937, I, 3: 984-987). Car la fonction de ces bûchers de Carnaval ne se laisse pas réduire à un simple exorcisme. C’est bien un rituel agraire qu’incarnent ces hommes de paille débonnaires et bénéfiques que sont les “Rois” du Carnaval et autres Carementrans de la tradition provençale. Cette fonction magico-religieuse de la fête transparaît dans la mise en scène qui précédait la mort du Carnaval. Son procès et son testament, satyre acerbe des mœurs de la communauté en constituaient les temps forts. Une parodie de complainte funèbre pouvait l’accompagner, illustrant bien la fonction d’abondance dévolue à la royauté carnavalesque. A Pornassio, petit village de Ligurie, où la fête est toujours célébrée « à l’ancienne », un mannequin représentant Carnaval défile avec les autres chars. Il est suivi des masques, et assisté de sa mère qui pleure parce que « Carnaval est en train de mourir d’une indigestion de ravioli ». Les « médecins » examinent le moribond et décident d’opérer. Ils lui ouvrent le ventre qui révèle une débauche de saucisses et de salami (Giardelli 1991: 86); image d’abondance qui vient clôturer dans le registre comico-tragique une période consacrée à la mise à mort rituelle du cochon… et à une redistribution généralisée des richesses et de la fécondité.

3.CONFRERIES DE VIGNERONS

Danses et rituelles de la souche (Le Cannet Alpes maritimes). Saint Marc était en Provence et au-delà le saint patron des vignerons, un patronage qui semble venir d’un jeu de mot sur son nom, et à cause de la date de sa fête de la fin avril qui coïncidait avec la pousse de la vigne. Il partageait cette fonction avec saint Vincent, pour des raisons analogues, un jeu de mot sur son nom et la date de sa fête, le 22 janvier, qui est le jour de la taille des sarments. Feux de joie, danses, chants et beuveries constituent les rituels caractéristiques des fêtes qu’organisent depuis les confréries de vignerons en Provence. Une description de la Saint-Marc de Villeneuve-lès-Avignons nous apprend ainsi l’existence au moyen-âge du rituel agraire de “danse de la souche”. « Une vieille coutume… veut que dés que la vigne pousse on arrache le plus beau cep du pays et qu’on le porte à l’église où il reçoit la bénédiction du curé… La souche est enguirlandée de rubans et de fleurs et un jeune paysan… la porte sur l’épaule… De temps en temps la procession s’arrête et l’on danse la Danse de la Souche… Le soir venu la souche est brûlée dans un immense feu de joie. » (AUBANEL 1870 in CLEBERT 1982: 82). A côté de cette “mise à mort” de la souche, d’autres descriptions, parfois contemporaines, de la Saint-Vincent complètent ce tableau avec un riche ensemble de rituels agraires. Lors des arrêts du cortège on pratiquait ainsi le « jeu du plante-vigne », qui consistait à un simulacre de mise en terre de la souche le long d’un cordeau. La statue du saint portait à la main des grappes de la dernière vendange, ou un “chapeau” fait d’une couronne de rameaux de vignes et de cognassier que l’Abbé, roi des vignerons suspendait à la façade de sa maison (BAILLY 1988, CLEBERT 1982). Le maintien de la viticulture, et celui de nombreuses Confréries de la Grappe et autres Ordres Bachiques a favorisé la maintenance de nombre de ces traditions. A Visan, dans le Vaucluse, comme à Seguret, la fête de la Saint-Vincent se tient toujours mais en été, le 3° dimanche de juillet. La Confrérie des vignerons se rend à la chapelle dédiée à “Notre-Dame des Vignes” où se déroulent la procession et la danse de la souche. Ornée de fleurs et de grappes, elle sera brûlée par les jeunes filles en arrivant au village. A Villeneuve d’Avignon, c’est au dimanche le plus proche de la Saint-Marc que la distribution de brioches bénites accompagne la procession où la souche, ornée de légumes, fruits et rubans, est portée en dansant sur l’épaule avant d’être brûlée le soir dans le feu de joie. La fête de Courthezon connue de longue date (ACHARD 1787, I, 207 in DURET 1981: 48) a elle aussi été remise au goût du jour au 1° dimanche de juin, avec la messe du vin et du blé, une véritable eucharistie festive (BAILLY 1988). A Boulbon enfin, à la même époque, on célèbre un pittoresque office du vin. Seuls les hommes sont admis à participer au rituel central de la fête, la dégustation du divin nectar qui se déroule à l’intérieur même des lieux saints.

4.MARINS & PECHEURS

L’Arbre & la Barque (Baiardo Ligurie 1994). Les corporations de marins et de pêcheurs ont conservé d’antiques fêtes traditionnelles, qui sont au cœur de la mystique chrétienne du péché et du pêcheur. A Baiardo, en Ligurie, pour le dimanche de Pentecôte, une légende médiévale met ainsi en scène la mort ritualisée de l’arbre; un rituel important car il évoque le choix de l’arbre destiné à devenir le mat d’un navire. Y participent marins et bûcherons, deux groupes sociaux à l’origine de ce petit village qui domine la mer du haut des montagnes ligures. La fête remplit ainsi sa fonction sociale. Elle réactualise l’histoire de la communauté et renforce son identité. La veille, on se rend dans les forêts à la recherche d’un arbre particulièrement droit, un pin « sylvestre » qui sera spectaculairement dressé sur la place de l’église, halé par 8 groupes différents sous la direction d’un « directeur », dans la plus pure tradition de la marine à voile d’antan. Véritable personnification végétale car au sommet de l’arbre est attaché un arbuste vert représentant la tête coupée d’une princesse de légende. La fanfare du village entonne alors la chanson médiévale, dite de la Barque. Une ronde se forme autour de l’arbre dressé, et l’on chante l’éternelle complainte des femmes de marins: « A Barca ru mei amure Sta noeite a se ne vâ Lasciâiane andâ, figlioela Che prestù a returnerâ Avânti ch’a turne, ô Maie U mei coe u sa cunsümerà Ina Bârca en sci a Marina A se poe sempre affundà » (La barque de mes amours; Cette nuit s’en va; Laisse la aller ma fille; Bientôt elle reviendra; Avant qu’elle revienne, mère; Mon cœur se consumera; Une barque sur la mer; Un jour ou l’autre sombrera). La fille du Comte, héroïne de la chanson, partie rejoindre son amoureux de marin dans le bois y sera retrouvée par son père opposé à cette idylle, et qui décapite la fille volage. Sa tête recueillie et enveloppée dans un manteau fut portée sur la place du château, là où depuis l’on a fait vœu de dresser chaque année « l’Arbre de la Barque ». Le dimanche suivant, l’arbre est abattu, après une dernière danse et mis aux enchères publiques. Une fête similaire se déroulait autrefois en France à Moissac, en ce même jour de Pentecôte, sous la direction des Corporations de mariniers. Image poétique, le chant de la Barque n’évoque pas seulement la « Passion » de l’Arbre, sa mise à mort rituelle et les dangers de la mer. Il raconte aussi la malédiction qui s’attache aux origines mêmes de la navigation, l’acte contre nature qui consista un jour à planter un arbre au milieu des flots.

Navigations vers l’au-delà : le voyage de sainte Dévote (San Martino di Lotta Corse). Marins et pêcheurs célèbrent la “mise à mort” de la Barque avec des feux rituels, à la Saint-Pierre, à la Saint-Elme ou à Monaco et en Corse, à la fin de janvier pour la fête de la Sainte-Dévote. Comme au moyen âge, le Prince de Monaco met le feu chaque année à la barque commémorant le martyr de la sainte. Les luxueuses limousines ont cependant remplacé les carrosses d’antan et les gratte-ciel écrasent l’antique chapelle édifiée sur le lieu du miracle. Dévote fut mise à mort en Corse par les païens et ses disciples placèrent son corps sur une barque pour le transporter sur les rivages de la très chrétienne Afrique. Mais le vent poussa l’embarcation vers les côtes Ligures. La sainte apparut alors en rêve à un marin, lui ordonnant d’ensevelir sa dépouille en un lieu qu’indiquerait une colombe sortie de sa bouche. Une messe est toujours célébrée dans la chapelle bâtie sur le lieu du miracle, afin d’y renouveler l’accueil solennel des saintes reliques. Les marins occupent une place de choix, lorsque la barque, décorée de palmes et de fleurs, est brûlée sur le quai du port. Ils procèdent alors au lâcher de deux colombes. Une procession des saintes reliques se tient ensuite le lendemain dans le vieux quartier du Palais Princier, suivie d’une bénédiction de la mer. C’est à la suite d’une incursion de pirates venus dérober les reliques de la sainte, et qu’un vent contraire empêcha miraculeusement de repartir que la tradition locale fait remonter cette coutume (Canestrier 1985: 29,73). On incendia alors leur navire, et cette allusion au légendaire mauresque fait songer à d’autres commémorations carnavalesques du combat des Maures contre les Chrétiens; comme par exemple celle de Borgio Verezzi en Ligurie, où le mannequin représentant Carnaval, nommé ici A Turba était enlevé à l’image de la féminine incarnation de la Barque, par des hommes déguisés en Sarrasins (Giardelli 1991: 98-99).

La barque solaire et les feux de la Saint-Pierre (Menton Alpes maritimes 1994). Alors que la plupart des fêtes des corporations et des confréries se tiennent entre Nouvel An et Carnaval, les pêcheurs (comme les muletiers) ont choisi le début de l’été pour manifester leur dévotion. Solstice d’hiver et solstice d’été… deux périodes festives également marquées par les bûchers. S’agirait-il d’une allusion au caractère “solaire” de ces deux dates? Les corporations des pêcheurs célèbrent ainsi, au jour le plus long de l’année, leur saint patron, saint Pierre, pêcheur à Nazareth. Ils incendient pour l’occasion une embarcation sur la plage. Ces feux, souvent accompagnés de jeux et de joutes nautiques (Sportiello 1981) étaient pratiqués sur tout le littoral de la Provence et de la Corse. A Menton, ancienne dépendance de la Principauté de Monaco, la Prud’homie des pêcheurs en perpétue toujours la tradition. Les groupes folkloriques et les portes drapeaux des sociétés de marins participent à une messe au cours de laquelle les pêcheurs offrent au prêtre un poisson de belle taille. La manifestation est suivie d’une commémoration au monument des Péris en Mer et le cortège se dirige vers les barques des pêcheurs sur lesquelles prend place le curé pour bénir la mer et les embarcations. Le soir, une vieille barque est embrasée sur la plage, dans laquelle les enfants jettent des poignées de galets. A Nice, la barque toujours incendiée sur le quai des Ponchettes était autrefois montée sur des roues telle un Char Naval. Les enfants du port, le quartier des pêcheurs organisaient la veille une quête de bois, et sautaient par dessus les flammes, lançant eux aussi des pierres dans le feu (Roubaudi 1843: 442 in Van Gennep 1949, I, IV, 2122sq). Ces cérémonies de “mise à mort” rituelle de la barque suivent le scénario conventionnel de la fête, même si l’on se contentait parfois de processionner une barque sans la brûler, ou d’incinérer des corbeilles et des nacelles abandonnées aux flots (Herber 1948: 45-46 in Van Gennep 1949, I, IV, 2103).

5.MULETIERS ET CHARRETIERS

Les chars fleuris de la saint Eloi (Tende Alpes maritimes 1994). Eloi est le très populaire patron des muletiers, des orfèvres et des maréchaux ferrants, métiers qu’il exerçait lui-même si l’on en croit sa légende. Sa fête constituait l’un des temps forts du cycle estival des feux festifs qui s’étendait de la Saint-Jean à la Saint-Pierre. A Tende, grand centre muletier sur l’itinéraire de la traversée des Alpes, les fêtes de la Saint-Eloi d’été se tiennent toujours au deuxième dimanche de juillet. Elles débutent la veille avec les deux bûchers qui constituent une tradition bien établie. Ils sont bâtis autour d’un pin encore vert auquel on a ôté ses branches basses. A sa base, on allume un feu de fagots en prenant soin de ne pas faire brûler l’arbre. Le prêtre bénit le feu avant qu’on l’allume car, aussitôt après des pétards attachés tout au long du tronc explosent bruyamment au fur et à mesure que montent les flammes. Ce soir là défile la “Charrette” décorée de fleurs et de feuillages. Le lendemain elle accompagne encore les mulets, enrubannés et caparaçonnés, qui traversent le village en fanfare jusque devant l’église où le prêtre les bénit. Ces fêtes de la Saint-Eloi du 25 juin étaient fort nombreuses en Provence et en Ligurie. Elles présentaient partout un même aspect général: une cavalcade de mulets richement harnachés, accompagnée du cortège des corporations et des confréries, la mise aux enchères d’une muselière, le mourraou, et d’un drapeau à l’effigie du saint, le Gaillardet et cette “Charrette Fleurie” qui en constitue la dimension symbolique; celle d’un antique rituel agraire du solstice d’été, auquel fait pendant le riche herbier festif de la Saint-Jean (Benoit: 269-270 in Van Gennep 1949, I, 4, 2097sq).