AU PAYS DES PARFUMS : PETITE HISTOIRE DE LA PARFUMERIE GRASSOISE
Abstract. Qu'est-il de plus mystérieux qu'un parfum et le monde qui l'entoure ? De l'antiquité au Moyen Age, courtiers et marchands abusèrent jusqu'aux naturalistes sur l'origine des matières précieuses utilisées pour la parfumerie. Les secrets d'un parfum sont en effet, comme pour un vin ou une cuisine régionale, les secrets d'un terroir et des acteurs dépositaires d'un ensemble de savoir-faire hautement spécialisés. Rose, jasmin et fleur d'oranger furent incontestablement les premiers ambassadeurs de la parfumerie. Ils ont été considérés à juste titre, depuis l'antiquité, comme des modèles d'équilibre et d'harmonie en matière de compositions parfumées. A côté de ces parfums de légende, c'est l'ensemble de la subtile palette florale du parfumeur qui est décrite ici. Les procédés de production, l'analyse des constituants d'un parfum et les techniques de sa composition sont aussi mis à contribution, au terme d'une enquête ancrée dans un terroir, ses métiers, ses pratiques et ses savoir-faire.
Citer cet article : CASTELLANA R., JAMA S., 2004. Fragrances D’azur. De l’odeur au parfum, Fragrances of the french Riviera. From aroma to perfume, Nice, Alandis, 2004, 125p. Bilingue français-anglais, Trad. MASSE L. [2ème partie]
Sommaire
La culture des plantes à parfums
Les techniques d'extraction
Les mystères de l'olfaction
II° PARTIE
LES SECRETS D'UN PARFUM: TECHNIQUES ET SAVOIR-FAIRE INDUSTRIELS
LA CULTURE DES PLANTES A PARFUMS
La petite ville de Grasse, capitale de la Provence orientale, fut à l'origine de la parfumerie moderne. Pour s'imposer dans une industrie dominée par les grands parfumeurs italiens et parisiens, elle sut occuper un créneau stratégique, celui de la production des matières aromatiques nécessaires à la composition des parfums. Les parfumeurs grassois développèrent leur activité dans trois directions, le courtage et le négoce des matières aromatiques, la transformation de ces mêmes matières et l'acclimatation de plantes à parfums. Outre le fait d'occuper une position stratégique, cette spécialisation leur permit de développer une connaissance empirique qui demeure de nos jours un atout essentiel de l'industrie grassoise. C'est cette histoire, qui est celle du parfum moderne et de toute une région, que se propose de relater cet ouvrage.
Au XVIe siècle, la production de l'huile et des cuirs dominait l'économie grassoise. C’est au XVIIe siècle que Grasse commença vraisemblablement à fabriquer des parfums ou du moins des eaux et des graisses parfumées, ainsi que quelques huiles essentielles. La parfumerie ne constituait alors qu’un petit artisanat. On ignorait encore les riches ressources florales de la région.
Dès le moyen-âge, l'industrie azuréenne du cuir employait des plantes aromatiques locales, comme le lentisque et le myrte des maquis, pour leurs propriétés tannantes en matière production de gants parfumés. Ces artisans-gantiers allaient par la suite développer leur savoir-faire en direction de la parfumerie, notamment avec l'extraction des arômes les plus délicats, ceux des fleurs. Ils furent servis en cela par la proximité des universités italienne de Pise et française de Montpellier, par une tradition bien établie de commerce avec la Méditerranée orientale, par les qualités exceptionnelles du terroir et grâce à la mise au point de diverses innovations techniques. La rose, le jasmin et l'oranger furent tout d’abord acclimatés et rapidement cultivés à grande échelle, suivis plus tard par de nombreuses cultures florales. Dans le même temps, les parfumeurs allaient apprendre à tirer partie des propriétés aromatiques de la végétation régionale.
Ces cultures connurent leur apogée entre le XIX° et le XX° siècle, avant de céder plus récemment la place à la villégiature et aux jardins d’agréments. Les importants besoins en matière première de la parfumerie donnèrent alors le jour à une industrie dévoreuse d'espaces. On produisit quelques 2000 tonnes de fleurs d'oranger, 1000 tonnes de roses, 500 tonnes de jasmin et 300 tonnes de violettes, ainsi que des quantités significatives de tubéreuse, de géranium, d'héliotrope, de jonquille, de réséda, d’œillet, de cassier ainsi que d'autres espèces, près d'une trentaine en tout. Les cultures de plantes aromatiques ont ainsi façonné le paysage et l'identité des Alpes méditerranéennes, et donné naissance à une tradition d'acclimatation qui est aux origines des paysages du tourisme moderne.
La mise en culture à grande échelle de plantes parfumées devait, pour la première fois, affranchir les parfumeurs de l'emprise des courtiers. On mesure la somme de connaissances et de savoir-faire que représente cette horticulture innovante et l'intérêt dont elle put jouir dans l'élaboration des parfums modernes. La mise à disposition du parfumeur de cette riche palette aromatique est l'un des secrets qui a constitué la renommée et l'originalité du parfum grassois.
Mais la richesse d'un terroir à parfums est aussi redevable de ses hommes et de ses métiers. Les secrets de fabrication ont été tout aussi jalousement défendus, et ce jusqu'à nos jours, par les industries et les corporations de parfumeurs. La concentration exceptionnelle de techniques et de savoirs qui caractérisent le pays grassois, explique ainsi le maintien d'une industrie qui a su résister à la délocalisation des cultures florales à l'origine de son succès. Ces secrets industriels doivent beaucoup aux progrès de la chimie moderne, notamment en matière d'extraction, ou à ceux de la biologie, en ce qui concerne le savoir scientifique sur l'olfaction. Les parfumeurs grassois furent des précurseurs en ce domaine, par la mise au point de compétences essentiellement empiriques, mais qui demeurent toujours opérantes. Outre une parfaite connaissance des matières premières et des techniques de leur fabrication, les secrets des parfums modernes élaborés dans la "capitale des parfums" relèvent principalement de deux domaines: la maîtrise des procédés d'extraction, et celle, plus subjective, des mécanismes de l'olfaction qui fait désormais du parfumeur un artiste à part entière.
Ce sont souvent les mêmes parfumeurs, ceux qui poursuivent actuellement leur activité, qui inaugurèrent cette industrie prospère. En 1768, Chiris ouvrit l'un des premiers établissements de parfumerie grassois. Il s'était formé auprès des parfumeurs parisiens, lors d'un séjour où il fut introduit dans les milieux de la Cour et de la Compagnie des Indes, qui contrôlait alors le commerce des épices. De retour à Grasse, Chiris ouvrit un établissement proposant des savonnettes, des pommades, des huiles parfumées, et déjà des "quintessences", c'est-à-dire des huiles essentielles obtenues par distillation.
A l'époque, les travaux de Chaptal sur la vinification avaient déjà conduit à l'emploi de l'alcool en parfumerie. Durant le Second Empire, la chimie fit de nouveaux progrès dans ce domaine. Dès 1870, la batteuse et le glaçage des essences étaient inventés, et c'est alors qu'apparaissaient les concentrés-pommades, préfigurant les concrètes et les absolus.
La fin du XIXe siècle fut marquée par une sensible augmentation de la consommation de parfums, ce qui ne fut pas sans profiter à la ville de Grasse et à son industrie déjà bien établie. Dans le même temps, les parfumeurs grassois se lancèrent à la conquête du monde, à la recherche de clients et de nouveaux produits. Ils bénéficièrent pour cela de l'essor du tourisme dans la région. A la fin du XIXe siècle, la parfumerie grassoise passe à une production industrielle. Les premières usines voient alors le jour. Il s'agissait d'une innovation révolutionnaire dans une région encore essentiellement rurale.
Ces usines reçurent l'appui de nombreux chimistes venus de Paris, Londres ou Berlin, qui s'installèrent à Grasse. La place grassoise était en train d'acquérir une renommée internationale. Roure et Bertrand publièrent ainsi (en trois langues !) les résultats des analyses conduites par Schimmel, tandis que Gildmeister et Hoffman éditaient ceux de Charabot. Chiris possédait de même une revue bilingue, "Parfums de France".
On recensait, à l'apogée de l'industrie régionale du parfum, une cinquantaine d'usines domiciliées à Grasse même, et une vingtaine dans les communes proches, à Vallauris essentiellement. Elles se partageaient le marché de milliers de savonnettes, de centaines de kilos de pommade à la rose, au jasmin, à l'oranger, à la tubéreuse et de bien d'autres produits encore. Les productions de la parfumerie s'étaient en effet considérablement diversifiées, notamment avec l'invention des procédés de synthèse chimique.
Au tout début du XXe siècle, les parfumeurs grassois innovèrent durablement, avec les premières compositions modernes, comme Origan de Coty en 1905, puis Chypre en 1915, suivis en 1925 par N°5 de Chanel et Shalimar de Guerlain. L'industrie grassoise du parfum connaissait sa consécration.
LES TECHNIQUES D'EXTRACTION
Les produits de base de la parfumerie peuvent être naturels ou synthétiques, et dans ce cas, obtenus à partir de produits chimiques. Les produits naturels sont le plus souvent d'origine végétale. Ils sont extraits des différentes parties de la plante: des fleurs et sommités fleuries comme le jasmin, l'oranger, la rose ou la lavande; des fruits comme les agrumes, le poivre ou la bergamote; des graines comme l'anis, la fève Tonka ou la carotte; des racines comme l'iris, la valériane, le vétiver ou l'angélique; des feuilles et tiges comme le basilic, la cannelle, la menthe ou le patchouli; du bois comme le bois de rose, de cèdre ou de santal; de l'écorce comme le bouleau; de la résine comme le ciste, le galbanum, l'encens, le benjoin ou la myrrhe; et des mousses qui poussent sur les arbres, chêne, hêtre ou pin.
Les matières animales sont peu nombreuses; essentiellement l'ambre gris, le musc, la civette et le castoréum. L'ambre gris est un calcul qui se forme dans le tube digestif des cétacés. Il se présente comme une matière grise à l'aspect de cire. Le musc est produit par un chevrotin mâle d'Asie centrale qui possède sous le ventre une poche où se forme cette substance odorante. La civette vient d'une glande que porte un petit mammifère carnassier vivant en Abyssinie, en Arabie et en Inde. Là s'accumule un parfum à odeur répugnante lorsqu'il est pur, mais agréable sous forme très diluée. Le castoréum, importé du Canada, est une sécrétion du castor. Aujourd'hui, la plupart de ces produits excessivement coûteux et soumis à la protection des animaux et de l'environnement ont été remplacés par ceux de la synthèse chimique.
Les produits aromatiques extraits des matières premières naturelles, se divisent en trois grandes catégories. Les produits "endobiogénérés" sont, d'une certaine manière, les plus "naturels". Ils regroupent les arômes qui se dégagent spontanément – c'est le cas des fleurs -, et ceux obtenus par l'effet d'une rupture mécanique d'une membrane ou d'une glande, comme les écorces d'agrumes par exemple. Les produits "exobiogénérés" proviennent d'une fermentation sous l'action d'un micro-organisme vivant, comme pour les vins et les fromages. Les produits "technogénérés", enfin, nécessitent une intervention technique du type torréfaction, chauffage, vieillissement en fût, etc.
Les produits utilisés en parfumerie peuvent être naturels, identiques natures ou artificiels. Un arôme naturel est un arôme obtenu par les processus physiques de distillation, d'extraction ou d'expression par exemple. Un arôme "identique nature" ou synthétique est un produit reconstitué à partir de molécules semblables à celles du produit naturel. La synthèse s'effectue à partir de produits naturels moins onéreux que ceux dont l'odeur est recherchée ou même synthétisés à partir de rien. Un arôme artificiel, enfin, est un composé non identifié dans la nature.
L'odeur délicate dispensée par les plantes provient d'une huile essentielle qui s'en dégage lentement. Cette huile doit être isolée et condensée pour entrer dans la composition des parfums. Différents procédés sont utilisés dans ce but.
En général, il faut prévoir une préparation initiale des matières premières; ce qui a donné naissance à une riche gamme de techniques artisanales ou industrielles. Certaines matières doivent être broyées, déchiquetées ou pilées, de manière à les débarrasser de leur écorce protectrice (c'est le cas des graines), ou à faciliter leur traitement, (par exemple pour les bois parfumés). Il convient ensuite de tamiser le produit obtenu pour le débarrasser de ses impuretés. Mais un grand nombre de matières ne dégagent leur arôme qu'après fermentation; c'est le cas de la moutarde. Parfois, au contraire, la fermentation doit être évitée par dessiccation, notamment dans le cas d'un traitement différé dans le temps.
La méthode d'extraction par expression est une méthode quasi-naturelle, utilisée principalement pour recueillir les principes aromatiques des agrumes – citrons, oranges, ou bergamotes – à partir des écorces de fruits. Plusieurs systèmes, plus ou moins élaborés ont été pratiqués. Le procédé le plus archaïque consiste à enfermer dans de sacs les écorces de fruits et à les presser fortement. Les vésicules situées à la superficie de l'écorce éclatent et laissent échapper l'essence qui est recueillie par des éponges. Le résidu est extrait à l'aide d'une presse à main. Il ne faut pas moins de 3000 citrons pour obtenir seulement un kilo d'essence. De nos jours on procède plus commodément par centrifugation.
La macération, le plus archaïque des procédés d'extraction, est une méthode pratiquement abandonnée. Des graisses, telles que huiles d'olive ou paraffines très pures, ou encore graisses de bœuf ou de porc, sont chauffées au bain-marie à une température de 50 à 70°. La matière aromatique y est introduite et l'ensemble est brassé longuement. La charge est renouvelée plusieurs fois jusqu'à saturation du corps gras. Celui-ci peut-être utilisé directement, sous forme d'huiles parfumées, onguents ou pommades, ou traité à l'alcool pour en extraire les essences aromatiques.
Dérivé de ce dernier procédé, l'extraction par enfleurage est surtout utilisée pour des fleurs délicates telles que violette, jasmin, jonquille, réséda ou tubéreuse. Cette technique fut particulièrement développée à Grasse et révolutionna durablement son industrie. Elle consiste à extraire le parfum des pétales par contact direct avec de la graisse animale purifiée. Puisque la fleur continue à produire des essences parfumées, même après sa cueillette, l'enfleurage respecte la vie de la fleur en recueillant la totalité des parfums qui s'en dégagent. On utilise des châssis de verre d'environ 50 cm de côté sur lesquels on étend une couche de graisse de quelques millimètres d'épaisseur. Les fleurs, disposées sur cette graisse, sont renouvelées, tous les jours pour le jasmin, tous les deux jours pour la jonquille, tous les trois jours pour la tubéreuse. On enfleure les plaques une trentaine de fois de suite, et cela jusqu'à saturation de la graisse que l'on nomme "pommade française". Pour en extraire l'essence parfumée, il faut encore la brasser plusieurs fois avec de l'alcool. L'enfleurage est donc un procédé long, délicat, fastidieux et coûteux (on ne retire que 30 grammes d'essence d'un kilo de pommade de jasmin!), mais les essences obtenues possèdent une qualité incomparable.
L'extraction des essences naturelles par entraînement à la vapeur, ou distillation, fut une innovation technique lourde de conséquences. Pour la première fois, le parfum se dissociait véritablement de la matérialité de ses origines. On attribue aux Arabes, outre l'introduction des matières aromatiques en Occident (un commerce dont ils conservèrent pendant des siècles le monopole), l'invention de l'alambic; avec pour corollaire celle de l'alcool, un solvant bien plus performant que les corps gras employés jusque-là. Paracelse, médecin de la Renaissance, émit la théorie selon laquelle la quintessence serait la partie réellement efficace de chaque drogue; orientant ainsi et pour longtemps la quête alchimique des parfumeurs. A la même époque vraisemblablement, les artisans de Grasse savaient retirer des fleurs de lavande et d'oranger leurs huiles essentielles par distillation. Toutes les techniques de distillation reposent sur un même principe: au contact de la chaleur, les cellules éclatent et l'essence est libérée et entraînée par la vapeur d'eau. Le serpentin de l'alambic qui baigne dans l'eau froide provoque la condensation des vapeurs. Celles-ci sont recueillies dans des récipients appelés vases florentins. L'essence, plus légère que l'eau, surnage et s'écoule d'un côté du vase, tandis qu'une eau parfumée se déverse de l'autre. Pour la distillation des roses ou des fleurs d'oranger, cette eau est recueillie et trouve une utilisation culinaire ou médicinale.
L'emploi de la chaleur, principe à la base de la distillation, présente toutefois des défauts qui ont conduit les parfumeurs à la recherche de nouveaux procédés tels que l'enfleurage, et, plus récemment, la distillation sous vide et la dissolution. Certaines essences sont en effet trop fragiles pour supporter ces températures élevées. De plus, l'action dissolvante de la vapeur d'eau s'exerce sur d'autres composants qui viennent altérer la pureté du produit obtenu. Pour pallier à ces inconvénients, les parfumeurs explorèrent plusieurs voies. Ils cherchèrent d'abord à perfectionner l'alambic. Sanchant que l'alambic originel, nommé "à feu nu", est composé d'une cuve emplie d'eau où les matières aromatiques sont mises à bouillir, (le plus souvent dans un panier percé afin de permettre le renouvellement de la charge), l'utilisation du "bain-marie" fut un premier perfectionnement, avec l'introduction d'un retour de vapeur dans la cuve permettant une diffusion plus douce de la chaleur. L'alambic "à vapeur" repose sur le même principe, mais à une échelle industrielle. L'usage d'un générateur indépendant de vapeur autorise l'emploi de plusieurs alambics en batterie. L'alambic dit "à bain-marie et à pression" combine, sur un mode différent, les deux procédés, en produisant lui-même sa propre vapeur. Les industriels expérimentèrent enfin des techniques de distillation sous vide, visant à diminuer la température de l'opération. Elles connurent leur plein emploi avec la mise au point des méthodes d'extraction par solvants volatils
D'autres perfectionnements techniques, que l'on peut regrouper sous la dénomination de "rectification", furent apportés au traitement des produits issus de la distillation. Ils concernent les diverses méthodes de filtrage, l'emploi de produits chimiques destinés à "précipiter" certains composants pour les séparer de la solution, et la technique de la "distillation fractionnée". Cette dernière permet une séparation plus complète des essences et des sous-produits issus de la distillation, par l'utilisation d'une colonne divisée en plusieurs plateaux qui communiquent entre eux avec la chaudière. Les vapeurs de mélange se refroidissent sur le premier plateau; une partie de l'eau se condense et retourne à la chaudière, tandis que le reste des vapeurs atteint le second plateau et ainsi de suite. Par ce procédé, seule l'essence pure atteint finalement le dernier plateau.
Mais la grande révolution technique des industries d'extraction repose sur l'emploi des solvants volatils. Ce procédé récent, permet une transformation des matières aromatiques en cires et huiles qui forment une substance solide appelée essence concrète. La dissolution est un procédé connu et pratiqué à Grasse depuis le XIXe siècle pour la rose, le jasmin, la jonquille, le réséda ou la tubéreuse. Elle a connu une grande extension sous l'influence des industries chimiques et pétrolières. Les appareils extracteurs sont des autoclaves de grande capacité. Ils reçoivent deux ou trois paniers de toile métallique remplis de fleurs qui infusent dans un solvant. Le solvant circule d'un extracteur à l'autre et lave les fleurs plusieurs fois pendant une durée d'environ six heures. Comme dans une machine à laver, les fleurs sont placées dans un tambour horizontal dont la rotation favorise le contact avec le solvant. Ainsi, l'essence parfumée et la cire que contiennent les fleurs sont dissoutes. Après évaporation du solvant on obtient une sorte de gâteau coloré dont l'aspect solide lui a valu la dénomination d'essence "concrète". Cette concrète est un mélange de cires inodores et des constituants odorants de la plante. Son traitement par de l'alcool éthylique permet de séparer ces deux parties, puisque pratiquement seuls les constituant odorants sont solubles dans l'alcool. Ainsi, on agite la concrète avec de l'alcool absolu dans des "batteuses-valseuses". L'alcool dissout le parfum mais pas les cires, et pour retirer ces dernières, le mélange est placé à une température de -15° ce qui les solidifie. Après filtrage, on se trouve en présence d'un mélange alcool-extrait odorant que l'on concentre par distillation sous vide. L'alcool est récupéré pour servir à de nouvelles fabrications. Le résidu de la distillation est un extrait très condensé appelé "absolue". A titre d'exemple, il faut environ 650 kilo de jasmin pour obtenir seulement un kilo d'absolue. Les essences absolues sont actuellement les matières constitutives de la parfumerie. Leur traitement par une deuxième substance, généralement l'alcool, conduit à l'huile florale concentrée nommée "extrait". A côté des fleurs, on traite aussi par les solvants volatils nombre de produits végétaux secs comme des lichens, des gommes ou des résines, et l'on obtient alors des produits nommés "résinoïdes" qui sont surtout utilisés dans la réalisation de compositions destinées à parfumer les savons.
LES MYSTERES DE L'OLFACTION
Le système olfactif, ou odorat, est la fonction de l'un des organes sensoriels des animaux et des hommes. Chez l'animal, l'odorat est probablement le sens qui dirige le mieux l'instinct. Mais qu'en est-il pour l'homme, et surtout l'homme moderne plongé dans un univers de pollution et d'odeurs dégradées? N'en doutons pas, l'odorat est de ses cinq sens, celui qui le guide dans bien des actions majeures de sa vie. Il n'est rien moins que le sens de l'imagination, des sentiments et de la mémoire…
Qu'il s'agisse de parfum ou de puanteur, la même réalité physique s'impose à la perception des sens. D'un émetteur émane une odeur, mais encore faut-il un récepteur capable de la recevoir, c'est-à-dire de sentir. Le nez, placé bien au centre du visage, est percé de deux narines qui permettent de respirer et de détecter les odeurs. De son côté, la matière est constituée de molécules, particules infimes et déterminantes de certaines de ses propriétés. Toutes les molécules ne sont pas odorantes, et celles qui le sont doivent en outre être volatiles c'est-à-dire capables de se détacher de leur support. Ainsi pourront-elles être aspirées par un système physiologique capable de les détecter: le système olfactif. Ce caractère volatil de la matière correspond au passage de l'état liquide à l'état gazeux, et dépend, on le comprendra, de la température. Les invisibles particules de la matière circulent dans l'atmosphère jusqu'au moment où elles sont aspirées par les narines. Elles remontent alors dans la partie supérieure du nez où les attend une surface tapissée de mucus dans lequel baignent des cils microscopiques. Sur ces cils, vont se fixer les molécules odorantes pour provoquer la sensation olfactive.
Notons que le système olfactif est très proche d'un autre, peut-être mieux connu, celui du goût. Les deux perceptions des odeurs et des saveurs sont intimement liées et situées pratiquement au même endroit. Si le parfum est plutôt du registre du spirituel, contrairement au goût qui est du côté du matériel, en fait il est impossible de dissocier le système olfacto-gustatif lié aux deux fonctions vitales de l'homme, la respiration et la nutrition.
Longtemps l'odeur a conservé un caractère très mystérieux. En effet, si une substance invisible s'échappe d'un corps odorant, peut-elle être impondérable? Des expérimentateurs patients s'attelèrent à ce problème. Même après une longue exposition, une vessie de musc qui avait laissé échapper une grande partie de son odeur ne semblait pas avoir perdu le moindre gramme de poids! Ainsi les odeurs sont-elles capables de provoquer des impressions très fortes, de parcourir des distances immenses et de rappeler à notre mémoire les paysages d'où elles proviennent sans même, apparemment, produire de modification dans la matière émettrice de ce parfum… C'est là une image de la spiritualité qui entre pourtant en contradiction avec la matérialité des fonctions physiologiques dont l'odeur est étroitement tributaire.
Nombreuses furent les tentatives de classement des odeurs. Les catégories et leur nombre varient suivant les auteurs. Linné définit sept sortes d'odeurs échelonnées de la bonne à la mauvaise. L'odeur aromatique serait celle des œillets, des lauriers et, en général, de toutes les labiées; l'odeur suave comprendrait la rose, le lis, le jasmin ou le safran; l'odeur ambrosiaque se trouverait dans l'ambre ou le musc. A la suite de ces trois catégories plaisantes, se trouve l'odeur alliacée, agréable pour les uns mais désagréable pour les autres; ce sont des odeurs comme celles de l'ail et de plusieurs gommes-résines. Puis viennent les catégories déplaisantes: l'odeur fétide, l'odeur repoussante et enfin l'odeur nauséeuse. Après Linné, les dénominations botaniques des plantes aromatiques se divisent généralement en deux catégories. Peu élaborées en regard des riches divisions développées par les professionnels du parfum, elles opposent de manière naïve les bonnes et les mauvaises odeurs. Parmi les odeurs suaves figurent les catégories odorant, fragrant, suave et poivré; parmi les odeurs nauséabondes: graveleux, vireux, musqué, fétide et à l'odeur de bouc.
On perçoit immédiatement le défaut d'une telle classification qui range dans le même groupe œillet et laurier, ou jasmin et safran, et ne peut donc pas servir au praticien du parfum. Tout dépend du mode de classement. Selon que l'on répartit les odeurs en fonction de leur affinité, de leur origine ou de leur désignation scientifique, on se trouvera en présence de catégories fort différentes, voire antinomiques. On peut donc encore classer les odeurs dans les catégories suivantes: hespéridées (citron, orange, pamplemousse), boisée (bois de santal, cèdre, pin), épicée (poivre, cannelle, safran), anisée (anis, fenouil, aneth), agreste ou camphrée (lavande, thym, sauge, romarin), balsamique (vanille), florale (jasmin, violette, lila, mimosa, muguet), animale (civette, castorum), citronnée (verveine, mélisse, citronnelle), menthée (menthe), fruitée (fraise, framboise). Quant aux parfumeurs, ils emploient souvent des termes empruntés au monde musical. Car comme les notes de musique, les odeurs entretiennent entre elles des rapports formant des gammes, des accords et des harmonies, des lignes mélodiques ou des allitérations. On dénombre ainsi cinq notes principales dans les compositions parfumées.
D'autres classifications existent encore. Toutes ont en commun une sorte d'impossibilité à décrire les odeurs sans faire appel à des comparaisons. Ce handicap peut être retourné en avantage. D'un point de vue pédagogique, une typologie paysagère semble particulièrement adaptée à la découverte des parfums de l'environnement naturel. Existe-t-il un sens plus évocateur de la mémoire des paysages que celui de l'odorat? Au-delà des querelles d'école, une telle approche permet la découverte de la nature par ses parfums.
Ce qu'on nomme proprement parfum est un produit qui résulte du mélange, en quantités appropriées, de substances odoriférantes. Le mot tire son origine du latin per fumum, à travers la fumée, car on employa d'abord des bois (par exemple le santal) ou des gommes (comme l'encens) qui, en brûlant, répandaient une odeur agréable. L'art de la parfumerie fut connu dès l'antiquité, et la Bible contient de nombreuses allusions à des substances odorantes et même certaines formules de parfum. Aujourd'hui, les parfums les plus élaborés peuvent contenir plusieurs centaines d'ingrédients. Chacun d'eux est composé d'une note de tête (odeur très volatile que l'on sent en premier), d'une note moyenne ou de cœur qui donne son caractère complet au parfum, et enfin d'une note de base (appelée aussi note finale) qui consiste en l'odeur la plus persistante.
A une température donnée, certaines molécules sont plus volatiles que d'autres. Elles sont dites plus légères, bien que cette propriété ne soit pas forcément liée au poids moléculaire. Elles seront toutefois perçues à une distance relativement éloignée de la surface du produit odorant. Leur fluidité entraîne également leur faible durée de vie, puisqu'elles ne reviendront pas à leur point de départ. Les odeurs les moins volatiles, composées de molécules dites lourdes, persisteront davantage mais seront moins facilement discernables.
On peut donc décrire la pyramide olfactive d'un parfum composé à travers les trois catégories suivantes. Figurent en premier lieu les notes de tête ou notes hespéridées, terme qui fait référence aux agrumes. Elles rassemblent les parfums les plus fugaces: lavande, bergamote, anis, citronnelle. Ces odeurs légères évoquent une ambiance de fraîcheur et de gaieté, de jeunesse et de propreté, les heures matinales, les couleurs froides et bleutées, l'eau et la céramique des fontaines et des bassins. Viennent ensuite les notes florales qui représentent les notes de cœur, dont la rose est de tous les accords floraux la dominante. Elles tendent vers les hespéridées pour le narcisse ou le muguet, et vers les senteurs plus lourdes des parfums orientaux pour le jasmin, la vanille, l'héliotrope ou le datura. Entrent encore dans cette catégorie la framboise, la muscade ou le girofle. Ces notes suggèrent une odeur féminine, l'herbe coupée, l'eau qui court, les heures du milieu du jour, un moment tempéré entre fraîcheur matinale et chaleur lourde des après-midi d'été. Les notes de fond, enfin, se décomposent en notes orientales et notes boisées. On parlera du sillage du parfum. Les notes orientales sont des odeurs corporelles et animales, voire excrémentielles, telles que la civette ou le musc. Le patchouli en est aussi un bon représentant. Elles évoquent une ambiance féminine, le miroir des eaux stagnantes, le bois et les fins de journées. Les notes boisées regroupent des parfums comme les mousses d'arbre, le santal et le cèdre. Ce sont des parfums plutôt masculins. Ces notes rappellent l'ombre des forêts, les senteurs des sous-bois, les couleurs brun-doré, le minéral, le précieux et le sacré.
Ces typologies, bien que parfois contradictoires, permettent de classer les parfums selon une ou plusieurs notes identifiables. Les mélanges floraux sont composés de parfums comme le jasmin, la rose ou le muguet. Les mélanges épicés comportent des odeurs telles que l'œillet, le girofle, la cannelle ou la muscade. Le groupe des essences de bois comprend le vétiver, le bois de santal ou de cèdre. Ces notes boisées, santal et cèdre, donnent des notes chyprées pour les parfums féminins, et deviennent des fougères pour les parfums masculins, renforcés par les sauges, les cistes et les senteurs très agrestes de la garrigue. Dans la famille des mousses figure l'odeur de chêne par exemple. Les notes orientales sont une combinaison de notes bois, mousses et épices, et d'arômes doux tels que la vanille ou la balsamine, corsées d'odeurs animales comme le musc ou la civette. Le groupe des herbes comporte le trèfle ou les valérianes. Le groupe cuirs-tabacs comprend les odeurs cuir, tabac et le parfum éthéré du goudron de bouleau. Le groupe aldéhydique contient les composés aldéhydes caractérisés par un aspect métallique et propre, mais par ailleurs extrêmement difficile à décrire. Notons que les parfums masculins sont généralement classés en citron, épices, cuir, lavande, fougère ou bois. Mais ce n'est là qu'un aperçu du bien complexe vocabulaire olfactif. Malgré toute sa subjectivité, ce langage constitue un savoir original dont les parfumeurs sont les inventeurs et les dépositaires.
CONCLUSION
Si l'odorat a longtemps était décrié, qui oserait encore affirmer aujourd'hui que l'art de la parfumerie constitue un art mineur? Que l'art soit considéré comme une imitation de la nature, un jeu stylisé ou encore comme un travail (l'art n'est pas éloigné de l'artisanat), celui du parfumeur revêt sans doute le plus de subtilité et demande le plus de qualités esthétiques. Si l'art doit nous conduire vers le sentiment de la transcendance, que dire des impressions offertes à nos sens par un parfum? L'histoire des parfums nous a montré à quel point l'olfaction est, de tous les sens humains, celui qui mène le plus directement au divin, et les religions du monde entier l'intègrent dans leurs rituels. Mais étant probablement issu de notre inconscient, le sens de l'odorat a ceci de gênant pour l'homme moderne, qu'il le mène sans qu'il puisse vraiment contrôler ses pulsions. Ainsi, le parfumeur possède-t-il l'aptitude d'approcher la partie invisible du moi humain, de la toucher sans que l'individu perçoive ce qui se passe en lui. Ce don du parfumeur lui réclame aussi une mémoire extrêmement développée et un soin tout particulier dans la manipulation des produits délicats et onéreux. Le parfum n'est pas un art mineur et le grand public l'a largement prouvé par un plébiscite toujours renouvelé en sa faveur.